Academia.eduAcademia.edu
la présence d’un moBilier funéraire de type mérovingien dans le Kent au vie siècle : reflet d’une position privilégiée ? O N N E — Jean Soulat LA SO RB mots clés Francs, Angleterre, Mérovingien, funéraire, échanges, migrations. S D E Keywords Franks, England, Merovingian, burial, trades, migrations. PU B LI CA TI O N abstract he inventory of 6th century Frankish artifacts found in Kent raises several questions concerning the presence of continental, foreign objects in south-eastern AngloSaxon England. Oten deposited as grave-goods, these objects quite oten belong to a Frankish material culture. Hence, their deposition is the consequence of a cross-Channel relation between Frankish and Anglo-Saxon aristocratic networks in Kent and northern Gaul. According to C. Haith (2006), the material culture mixing Frankish and Anglo-Saxon artifacts in graves in Kent, is probably due to the adoption of Frankish dress in women’s élite. With this hypothesis, the presence of Frankish artifacts shows the high status of the dead and is not to be interpreted as a sign of ethnic ainity. However, the presence of Frankish groups is testiied in second half of the 5th century in south-eastern England with the use of Merovingian burial practices like weapons inhumations (Evison, 1965, 1981 ; Hawkes, 1982). It is possible that the Franks did play a major role in the formation of the early Anglo-Saxon successor kingdoms but also in the subsequent cross-Channel trade relations during the 6th and the 7th century (Wood, 1983 ; Fischer et al., 2008). I. Les pratiques funéraires : indices du statut des défunts Entre la in du ive et le ve siècle, les migrations des Saxons, des Angles et des Jutes, par voie maritime vers l’Angleterre, et celles des Francs et d’autres Saxons vers le continent, metent en évidence des transformations en Europe du nord-ouest pendant le début du premier Moyen Âge, c’est-à-dire entre le ve et le vie siècle. L’arrivée de ces populations venues du nord-est et migrants vers l’ouest, entre la Britania et la Gaule romaine, entraîne la naissance de nouvelles pratiques culturelles et funéraires mise en évidence par l’apport de l’archéologie entre les groupes allochtones et les communautés locales. Les conséquences de ces acculturations vont se poursuivre au-delà du ve siècle pour se développer pendant le vie siècle comme le témoignent les cultures matérielles mérovingiennes en Gaule et anglo-saxonne en Angleterre. Cependant, de part et d’autre de la Manche, des objets allochtones sont retrouvés comme du mobilier de type mérovingien en Angleterre ou des éléments de type anglo-saxon en Gaule (Soulat, 2009, p. 11). La présence d’objets de type mérovingien retrouvés dans les nécropoles anglo-saxonnes, et tout particulièrement dans celles du Kent (ig. 1), témoigne d’une inluence continentale qui peut se déinir par plusieurs hypothèses comme la mode vestimentaire franque chez les femmes anglo-saxonnes, les relations diplomatiques avec la pratique du don contre don, les mariages entre les deux rives ou encore la migration de populations franques vers le sud-est de l’Angleterre anglo-saxonne. Ces interprétations sont liées aux échanges transmanche qui se déroulent au sein des milieux aristocratiques francs et anglo-saxons. Avant de développer ces diférentes problématiques, nous pouvons retracer une brève historiographie sur le sujet ainsi que quelques rappels méthodologique et typochronologique. un bref état de la question Une « Frankish Phase » apparaît dans la chronologie des objets de type anglo-saxon présents en Angleterre (ig. 2). En efet, en compilant plusieurs études anciennes, on peut voir que la période qui s’étend entre 475 et 525 permet de metre en évidence, dans les nécropoles fouillées, des objets de type mérovingien (Richardson, 2005, p. 18). D’après S. C. Hawkes (1982b, p. 72), entre les années 500 et 525, ce mobilier de type mérovingien domine les assemblages funéraires. Selon les datations évoquées dans le Kent, ces objets sont donc surtout représentés pendant le vie siècle. Plusieurs types 74 La présence d’un mobilier funéraire de type mérovingien dans le Kent au vie siècle 1| Quelques nécropoles du Kent contenant des objets de type mérovingien au vie siècle (d’après University College of London). d’objets ont été découverts : tout d’abord une majorité de ibules, environ une centaine d’exemplaires dont 50 ibules digitées et 30 ibules circulaires (Brugmann, 1999, p. 38). Puis parmi les autres objets recensés, des plaqueboucles de type mérovingien apparaissent dans certains contextes funéraires (Marzinzik, 2003, p. 80), tout comme des céramiques tournées qui se rencontrent à partir des années 560 (Evison, 1979, p. 60), des verreries (Evison, 1982, p. 43) et des perles (Brugmann, 2003, p. 37-40). Mais on retrouve aussi des armes et des fermoirs d’aumônière dans certaines sépultures masculines (Brugmann, 1997, p. 117). Il semble que d’après les études menées sur la plupart des nécropoles concernées, le mobilier de type mérovingien se rencontre majoritairement dans des sépultures privilégiées. Un phénomène se remarque dans le Kent à travers la présence d’éléments de type scandinave associée à ces objets de type mérovingien (Hawkes, 1982b, p. 72). Sans metre en avant une preuve d’ethnicité, ces éléments, qui sont probablement des importations scandinaves ou des productions locales, témoignent des échanges culturels entre le Kent et le Jutland et peuvent ainsi retranscrire un statut social particulier (Haith, 2006, p. 80). Les objets de type mérovingien sont contemporains puis succèdent aux exemplaires de type scandinave dans les sépultures. Il semble donc qu’une culture hybride 75 I. Les pratiques funéraires : indices du statut des défunts 2| évolution de la chronologie anglo-saxonne dans le Kent (Richardson, 2005). tout à fait particulière se soit mise en place dans le Kent à cete période de transition. Cete succession se traduit peut-être par l’adoption d’une nouvelle mode vestimentaire au sein des élites féminines locales. Dans les sépultures féminines privilégiées du Kent, comme la sépulture 29 de Bifrons (ig. 3), on retrouve quelques éléments typiques de la mode franque associés à des objets de type scandinave et anglo-saxon (Hawkes, 1982b, p. 72-73). 76 La présence d’un mobilier funéraire de type mérovingien dans le Kent au 3| vie siècle Mobilier funéraire de la sépulture 29 de Bifrons (Kent) (Hawkes, 1982b). (Objets de type franc, 1-2 : ibules digitées ; 6 : boucle de ceinture carrée). 77 I. Les pratiques funéraires : indices du statut des défunts Méthodologie et typologie L’inventaire des objets de type mérovingien dans le Kent met en évidence les relations transmanche entre la Gaule mérovingienne et l’Angleterre anglosaxonne au cours du vie siècle. De ce fait, deux populations diférentes sont concernées, les Francs vivant en Gaule et les Anglo-Saxons en Angleterre. Il est intéressant de montrer les divergences au niveau de la culture matérielle entre ces deux populations. Il faut tout de même noter une diférence manifeste dans les pratiques funéraires puisque les Francs se font inhumer alors que les Anglo-Saxons du Kent sont incinérés et inhumés. Avec la description des principaux objets retrouvés dans les sépultures, il sera plus facile de comparer et ainsi de diférencier le mobilier de type mérovingien du mobilier de type anglo-saxon. Le matériel archéologique recensé dans les tombes mérovingiennes se compose généralement d’un armement caractéristique pour les hommes à travers la présence d’une épée, d’un scramasaxe (épée courte), d’une hache, d’un angon (arme de jet), d’un fer de lance et d’un bouclier. On retrouve également des éléments de ceinturon telle une plaque-boucle parfois décorée mais aussi plusieurs types de récipients comme de la céramique tournée souvent décorée à la molete, de la vaisselle en verre, un seau en bois et en alliage cuivreux ou encore un bassin en alliage cuivreux. Pour les femmes, ce sont essentiellement des éléments de parure qui sont retrouvés, comme des ibules, dont les plus courantes sont celles à cinq digitations ou aviformes, des plaque-boucles souvent décorées et des perles montées en collier ou en bracelet (ig. 4). Ces objets sont souvent associés aux mêmes récipients que ceux retrouvés dans les sépultures masculines. Le matériel archéologique provenant des sépultures anglo-saxonnes est différent sur plusieurs points. Pour les hommes, on trouve un armement moins complet associant le plus souvent une épée, un fer de lance et un bouclier. Des céramiques non tournées décorées de lignes incisées diverses sont les récipients les plus présents dans les sépultures masculines anglo-saxonnes même si dans quelques cas on peut retrouver des seaux en bois et en alliage cuivreux et de la vaisselle en verre. Dans les sépultures féminines, des éléments de parure diférents de ceux issus des sépultures mérovingiennes ont été découverts. En efet, les ibules le plus souvent présentes pendant le vie siècle sont les square-headed brooches, les buton brooches et les kentish disc brooches mais d’autres types d’objets apparaissent aussi comme des bractéates, pendentifs en 78 La présence d’un mobilier funéraire de type mérovingien dans le Kent au 4| vie siècle Objets de type mérovingien provenant de Chelles (Oise). (Vallet, 2008). 5| Objets de type anglo-saxon issus de Dover-Buckland, Kent. (Evison, 1987 ; Parit et Anderson, 2012). 79 I. Les pratiques funéraires : indices du statut des défunts or (ig. 5). Des plaque-boucles décorées et des perles montées en collier ou en bracelet sont également retrouvées. Concernant les récipients, la céramique non tournée décorée de lignes incisées est majoritaire, ainsi que la vaisselle en verre et sporadiquement des seaux en bois et en alliage cuivreux (ig. 5). Concernant la question de l’ethnicité, plusieurs informations permetent de conclure que les individus portant des objets de type allochtone, comme ceux de type mérovingien dans le Kent, sont bien des Francs et non pas des Anglo-Saxons inhumés. Le caractère ethnique de ce mobilier se déinit en premier lieu par le nombre d’objets retrouvé au sein de la sépulture et par la nature de l’assemblage funéraire. En efet, si plusieurs objets de type allochtone sont recensés dans une phase chronologique cohérente alors le défunt inhumé est bien d’origine étrangère (Werner, 1970, p. 66), dans notre cas, d’origine franque. L’inventaire du mobilier funéraire est également important puisqu’il déterminera les diférentes inluences, locale ou allogène, aidant ainsi à déterminer, selon le nombre d’objet, l’origine du défunt. La présence du mobilier de type mérovingien dans les sépultures anglosaxonnes du Kent peut être la conséquence de plusieurs facteurs déjà énumérés. Les tombes contenant ces objets appartiennent autant aux femmes qu’aux hommes, adultes ou enfants. Si tous les sexes et tous les âges sont représentés, il faut noter que ces éléments allochtones sont pour la plupart associés à un riche mobilier funéraire local ou importé dénotant le statut social privilégié du défunt. L’identiication de l’assemblage funéraire permet donc de déterminer la période à laquelle l’individu est décédé mais surtout sa position sociale et donc son importance au sein de la communauté inhumée. Associée au mobilier funéraire, la présence ou non d’une architecture funéraire renforce le haut rang du défunt. Typologie des objets de type mérovingien dans le Kent Ainsi que cela a été évoqué précédemment lors de la description du mobilier mérovingien découvert en Gaule au vie siècle, plusieurs catégories d’objets se distinguent, les ibules, les plaque-boucles, les récipients et l’armement12. 12. Pour plus de détails sur le sujet, voir la typochronologie de Legoux, Périn et Vallet, 2006. 80 La présence d’un mobilier funéraire de type mérovingien dans le Kent au vie siècle Dans le Kent, à cete période, des éléments similaires sont donc présents en contexte funéraire. On rencontre les principaux types de ibules comme celles à cinq digitations de diférents types (selon la forme et les décors), à décor cloisonné et de forme circulaire, quadrilobée ou polylobées, à motifs aviformes et en S (ig. 6. 1-5). Diférentes catégories de boucles et de plaque-boucles ont été recensées comme les plaque-boucles cloisonnées (ig. 6. 6), damasquinées, à décor en relief ou encore celles aux formes caractéristiques mais sans décor. Deux types de boucles de ceinture sont présentes, celles de forme carrée et celles de forme circulaire associées à un ardillon scutiforme (ig. 6. 7). Plusieurs types de récipients sont atestés et l’on recense majoritairement de la céramique tournée au décor à la molete (ig. 6. 8). De la vaisselle en verre est également présente, elle se compose de gobelets, de vases coniques, de coupes, de lacons (ig. 6. 9) ou encore de bouteilles. Quelques autres types de récipients ont été découverts comme des bassins en alliage cuivreux (ig. 6. 10) ou des seaux en bois avec cerclage en alliage cuivreux. Enin, un armement caractéristique se détache du reste du mobilier comme la francisque (ig. 6. 11). Mais d’autres types de haches, d’épées, de fers de lance ou encore de boucliers peuvent reléter une inluence mérovingienne. Quelques exemples significatifs de nécropoles étudiées Le mobilier funéraire appartenant à la culture matérielle mérovingienne est daté du vie siècle, entre la deuxième moitié du MA1 et le MA3, soit entre les années 500/520 et les années 600/610. Quelques nécropoles situées dans l’est du Kent, le territoire le plus géographiquement proche du continent et de la Gaule vont être brièvement développées ain de comprendre les contextes dans lesquels les objets de type mérovingien ont été découverts. La nécropole de Bifrons découverte en 1865 est située au carrefour de plusieurs voies de communications luviale et terrestre (Hawkes, 2000, p. 3). Près de 110 sépultures ont été recensées (Richardson, 2005, p. 65) datant entre la in du ve et le début du viie siècle. Malgré une documentation insufisante, la nécropole reste très importante pour l’archéologie anglo-saxonne. Sur l’ensemble des sépultures, 25 contiennent des objets de type mérovingien datant majoritairement de la première moitié du vie siècle. Les éléments les plus fréquents sont des ibules à cinq digitations et aviformes ainsi que 81 I. Les pratiques funéraires : indices du statut des défunts des boucles de ceinture à ardillon scutiforme. Sur l’ensemble des sépultures contenant ce mobilier caractéristique de la culture matérielle mérovingienne, dix ont un assemblage funéraire privilégié comme les sépultures 21 et 29. En 1951 et 1994, près de 415 sépultures ont été découvertes dans la nécropole de Dover-Buckland (Evison, 1987, p. 15 ; Richardson, 2005, p. 27). 45 sépultures datées entre le milieu du ve et le vie siècle contiennent des objets de type mérovingien. Les ibules sont bien représentées et en particulier les ibules circulaires cloisonnées. Des boucles de ceinture à ardillon scutiforme, des céramiques tournées ou encore de la vaisselle en verre ont également été découvertes. Sur les 45 sépultures, une petite trentaine datant pour la plupart du milieu du vie siècle apparaît comme étant privilégiée d’après leur assemblage funéraire. La particularité de cete nécropole réside en la présence de sépultures masculines contenant des armes de type mérovingien comme des haches et des épées caractéristiques notamment dans les sépultures 96a et 346. La nécropole de Finglesham a été localisée en 1928 mais la plupart des fouilles se sont efectuées entre 1959 et 1967 (Hawkes et Grainger, 2006, p. 22). Un total de 252 tombes datant entre le début du vie et le viie siècle a été recensé (Richardson, 2005, p. 59). Près de 33 sépultures contiennent du mobilier de type mérovingien. Elles sont datées en grande partie du milieu du vie siècle. Les objets les plus abondants sont les céramiques tournées mais plusieurs récipients en verre et des boucles de ceinture ont également été découverts. Il faut noter aussi la présence de quelques fers de lance de type mérovingien dans certaines sépultures masculines. À la diférence des deux autres nécropoles déjà évoquées précédemment, les sépultures concernées de Finglesham renfermaient peu de ibules caractéristiques. Parmi ces tombes, une quinzaine a un assemblage funéraire important. Cependant, deux sépultures se distinguent, la 203 et la 204 puisqu’elles étaient entourées d’un tumulus et contenaient un mobilier funéraire riche et abondant. Entre 1986 et 1989, la nécropole de Mill Hill a été fouillée, ce qui a permis la mise au jour d’un total de 81 sépultures datées entre la in du ve et la in du vie siècle (Parit et Brugmann, 1997, p. 9). 30 sépultures, majoritairement de la première moitié du vie siècle, avec du mobilier de type mérovingien ont été recensées. Les objets les plus courants sont des boucles de ceinture à ardillon scutiforme mais surtout des ibules de diférents types comme celles à cinq digitations ou aviformes. Une quinzaine de tombes a un mobilier funéraire dénotant un caractère privilégié. Plusieurs sépultures se diférencient 82 La présence d’un mobilier funéraire de type mérovingien dans le Kent au 6| vie siècle Typologie du mobilier de type mérovingien dans le Kent. 1. Fibules digitées, 2. Fibules cloisonnées, 3. Fibule polylobée, 4. Fibules aviformes, 5. Fibule en S, 6. Plaque-boucle cloisonnée, 7. Boucles de ceinture, 8. Céramique tournée, 9. Flacon en verre, 10. Bassin en alliage cuivreux, 11. Francisque ( J. Soulat). 83 I. Les pratiques funéraires : indices du statut des défunts des autres comme la sépulture 86 où trois ibules à cinq digitations du même modèle ont été découvertes. La nécropole de Sarre est localisée sur la côte occidentale de l’Isle of hanet au milieu du Wantsum Channel, l’isthme entre l’Isle of hanet et la côte du Kent ayant aujourd’hui disparu (Fischer et al., 2008, p. 114). Au cours du vie siècle, Sarre était un port important qui régissait les échanges transmanche entre le Kent et le continent. Il avait pour vocation d’être un poste frontière ou de péage sous le contrôle d’une population mixte mêlant des Anglo-Saxons, des Jutes et des Francs (Hawkes, 1969, p. 190). Près de 293 sépultures datant de la in du ve au début du viiie siècle ont été mises au jour sur un total de 400 inhumations (Richardson, 2005, p. 70-71). Une soixantaine de sépultures contenant des objets de type mérovingien a été recensée. Plusieurs ibules cloisonnées, des boucles de ceinture et des plaque-boucles caractéristiques, de la vaisselle en verre et surtout des céramiques tournées se distinguent de l’inventaire. Une forte majorité des tombes avec des objets de type mérovingien sont des tombes privilégiées, comme la sépulture 4 où plusieurs bractéates, deux square-headed brooches, une kentish disc brooch, une passoire, une perle en cristal de roche, un gobelet en verre, une boucle de ceinture à ardillon scutiforme et une bague en argent ont été découverts (Perkins, 1991, p. 153). Les objets de type mérovingien au centre des relations transmanche Sur les cinq nécropoles présentées précédemment, 1 151 sépultures ont été recensées dont 193 seulement contenant des objets de type mérovingien. Ce chifre démontre le caractère minoritaire du dépôt d’objets de type mérovingien dans les tombes du Kent. Sur les 193 sépultures, une centaine contient un assemblage funéraire témoignant de la position sociale privilégiée du défunt inhumé. On reconnaît à travers ces données la part des élites inhumées avec du mobilier lié à la culture matérielle mérovingienne. Même si la question n’est pas de savoir si ces individus sont ou ne sont pas d’origine franque, on peut tout de même émetre l’hypothèse que des Francs se soient installés dans le Kent. La présence d’objets de type mérovingien dans les sépultures du Kent démontre des parallèles évidents avec le nord de la Gaule, la Belgique, la vallée du Rhin et le sud-ouest de la Germanie, témoignant 84 La présence d’un mobilier funéraire de type mérovingien dans le Kent au vie siècle ainsi des contacts avec les régions franques pendant la première moitié du vie siècle (Brugmann, 1999, p. 38). Le choix des nécropoles présentées dans cet article a son importance. En efet, elles sont toutes situées dans des points stratégiques au centre des voies de communication ou à proximité de haut-lieux de l’aristocratie anglosaxonne. En efet, le site de Bifrons est localisé à côté du leuve Litle Stour, qui remonte vers le Wantsum Channel, et sur la voie romaine qui relie Dover, port tourné vers le nord de la Gaule, et Canterbury, capitale du royaume du Kent au vie siècle. Tout comme celle de Dover-Buckland, la nécropole de Sarre longe les côtes du Wanstsum Channel, détroit contrôlant le commerce et les transactions entre le royaume du Kent et le royaume mérovingien. Les deux sites sont donc au cœur des échanges entre les deux rives de la Manche. Enin, les nécropoles de Finglesham et de Mill Hill, localisées le long de la façade côtière orientale du Kent, sont installées à proximité du hall royal anglo-saxon d’Eastry (Hawkes, 1979, p. 81). Deux grands cimetières, dont certaines sépultures contiennent des objets de type mérovingien, ont d’ailleurs été découverts sur la commune (Dickinson et Richardson, à paraître). L’association de ces tombes avec des objets de type mérovingien et de ces centres du pouvoir anglo-saxon conirme l’importance et la richesse du royaume du Kent ayant ainsi la main mise sur les échanges et les contacts avec le continent au vie siècle. D’après certains historiens, ces relations transmanche sont entretenues par les liens tissés entre l’aristocratie mérovingienne et anglo-saxonne. L’exemple du mariage diplomatique qui se déroule en 56813 entre Æthelbert, ils d’Eormenric, à qui il succède en tant que roi du Kent en 565, et Berthe, ille de Charibert Ier, roi mérovingien de Paris, va permetre de sceller un pacte entre les deux royaumes pour le contrôle royal du commerce (Hawkes, 1982a, p. 48). Il est possible que ce mariage ait permis à Æthelbert d’asseoir sa souveraineté sur le Kent, dans la mesure où il n’était pas encore roi à ce moment-là, grâce au soutien de l’aristocratie franque (Wood, 1983, p. 16-17). Cete vision historique, portée en partie par l’historien britannique I. Wood, met en avant le rôle joué par l’aristocratie mérovingienne dans le règne d’Æthelbert. Les dons diplomatiques se multiplient entre les deux rives de la Manche et envers les Mérovingiens ain de démontrer la richesse et le pouvoir au sein des familles les plus privilégiées (Brugmann, 1997, p. 117). Selon I. Wood (1983, p. 16), les groupes anglo-saxons installés en Angleterre 13. Grégoire de Tours, Historia Francorum, IV.26, IX.26. 85 I. Les pratiques funéraires : indices du statut des défunts étaient subordonnés par les Francs incluant ainsi la mise en place d’une structure politique entre les deux rives de la Manche pendant le vie siècle. hypothèses sur la présence de ces objets de type mérovingien dans le Kent Selon S. C. Hawkes, il est bien diicile de déterminer si ce mobilier provient d’une migration franque d’après la mixité des assemblages funéraires (Hawkes, 1969, p. 191). Plus tard, elle admet que certains objets ont pu être importés via le commerce ou l’exogamie (Hawkes, 1982a, p. 47). Dès le début du vie siècle, elle émet l’hypothèse que des Francs, guerriers ou notables, ont pu entrer au service du roi en espérant un territoire éventuel ou pour gérer les échanges transmanche et le commerce qui s’accentue pendant cete période (Hawkes, 1982b, p. 72 ; Fischer et al., 2008, p. 32). Les femmes franques seraient venues pour se marier dans les grandes familles du Kent (Hawkes, 1982a, p. 47). Il semble que certains objets soient le relet de la richesse des Francs en lien avec la prospérité du royaume du Kent et les relations élitistes mises en évidence par les cadeaux diplomatiques pour contrôler l’espace maritime transmanche (Hawkes, 1982b, p. 73 ; Brugmann, 1997, p. 117). Il est tout de même possible que la forte présence de la culture matérielle franque dans le Kent soit liée à l’arrivée d’un groupe d’élites franques qui a eu, à plus ou moins court terme, une inluence politique sur le comté (Brugmann, 1997, p. 117 ; Fischer et al., 2008, p. 31). Selon C. Haith, les défunts inhumés avec du mobilier de type continental ne sont pas forcément des migrants mais plus probablement des membres de la noblesse locale qui entretiennent des relations privilégiées avec l’aristocratie franque (Haith, 2006, p. 83). Ain d’étayer la thèse de la présence d’élite inhumée avec des objets de type mérovingien dans le Kent, j’ai choisi de présenter deux importantes sépultures issues de la nécropole de Finglesham. La sépulture 204 contenait un adulte, âgé entre 25 et 30 ans, inhumé avec un riche mobilier funéraire (Fischer, et al., 2008, p. 65). Le dépôt se compose d’une épée avec pommeau du type Bifrons-Gilton d’origine locale (Fischer et al., 2008, p. 65), d’un fer de lance de type anglo-saxon, d’un umbo de bouclier de type anglo-saxon, d’une plaque-boucle cloisonnée de type Lavoye d’origine franque, d’un bassin perlé en alliage cuivreux de type mérovingien et d’un gobelet à trompes 86 La présence d’un mobilier funéraire de type mérovingien dans le Kent au vie siècle de type mérovingien (Hawkes et Grainger, 2006, p. 158) (ig. 7). L’assemblage funéraire permet de dater la sépulture vers les années 520-530 (Fischer et al., 2008, p. 65). D’après le riche dépôt et l’architecture funéraire repérée lors de la fouille, un tumulus, cete sépulture est donc celle d’un défunt de haut rang. La présence de l’épée à pommeau du type Bifrons-Gilton ateste qu’il devait régir les échanges transmanche avec la Gaule mérovingienne (Fischer et al., 2008, p. 32). De plus, les objets de type mérovingien retrouvés au sein de la sépulture conirment un lien particulier avec le nord de la Gaule où d’autres objets similaires ont été découverts. La défunte de la sépulture 203, une adulte âgée entre 25 et 35 ans (Hawkes et Grainger, 2006, p. 156), a été inhumée avec un nombre important d’objets (ig. 7 et 8). Le dépôt funéraire se compose d’éléments locaux et d’importations qui dénotent une position sociale très privilégiée. En efet, concernant les éléments de parure, quatre ibules ont été découvertes, dont une à décor cloisonné en rosete de type mérovingien, une paire d’ansées à tête carrée de type anglo-saxon et une autre ansée à tête carrée d’un type diférent probablement alémanique. De plus, il faut ajouter deux bractéates en or, deux pendants à verroterie, une série de perles, et quelques objets de type mérovingien dont deux perles polyédriques à verroterie, une châtelaine en argent et une boucle de ceinture à ardillon à verroterie. Enin, un bâton de tisserand en fer, un fermoir d’aumônière en fer, un couteau en fer, une pince à épiler, et deux récipients de type mérovingien, un gobelet à trompes en verre et un bassin perlé en alliage cuivreux, ont également été déposés dans la sépulture (ig. 7 et 8). L’assemblage funéraire permet de dater la sépulture du milieu du vie siècle (Hawkes et Grainger, 2006, p. 157). Cet inventaire témoigne de la présence abondante d’objets de type mérovingien. Ces huit éléments caractéristiques de la culture matérielle mérovingienne associés à la mode vestimentaire du port de deux paires de ibules, coutume continentale, montrent que la défunte était probablement originaire du nord-est de la Gaule mérovingienne. Dans plusieurs nécropoles localisées dans l’est du Kent, ont été mis au jour des objets de type mérovingien datant du vie siècle, metant ainsi en évidence des sépultures avec un riche mobilier funéraire. Ces tombes peuvent atester la présence d’une élite locale anglo-saxonne ayant adopté la mode vestimentaire franque (Haith, 2006, p. 83) ou d’une aristocratie issue du nord de la Gaule mérovingienne venue s’installer dans le Kent (Wood, 1983, p. 12). En efet, les relations transmanche entre les royaumes anglo-saxon et mérovingien se développent fortement à partir de la in du ve siècle, et en particulier 87 I. Les pratiques funéraires : indices du statut des défunts 7 | Plan des deux sépultures privilégiées de Finglesham (en gris : objets de type mérovingien) ( J. Soulat). entre le Kent et le nord de la Gaule (Hawkes, 1982a, p. 47). Suite à plusieurs événements historiques qui se sont déroulés dans le Kent au vie siècle, le terme « Frankish Hegemony » est mis en évidence (Wood, 1992, p. 236), ce qui atesterait l’ascendant politique des élites franques sur le Kent et donc sur l’aristocratie anglo-saxonne (Fischer et al., 2008, p. 31-32). Cete vision historique met en avant le rôle joué par l’aristocratie mérovingienne au cours du règne d’Æthelbert, roi du Kent entre les années 565 et 616. Selon I. Wood (1983, p. 16), les groupes anglo-saxons installés en Angleterre étaient subordonnés par les Francs incluant ainsi la mise en place d’une structure politique entre les deux rives de la Manche pendant le vie siècle. Même si ces faits historiques sont à prendre avec prudence, il faut noter la présence d’une élite 88 La présence d’un mobilier funéraire de type mérovingien dans le Kent au vie siècle 8| Mobilier de type mérovingien de la sépulture 203 de Finglesham (Hawkes et Grainger, 2006). franque dans le Kent, notamment inhumée dans certaines nécropoles anglosaxonnes comme à Dover-Buckland et à Finglesham. – Jean Soulat Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne – UMR 7041 : Archéologie et Sciences de l’Antiquité. Sujet de thèse : Les contacts transmanche et la circulation des artefacts de la in du ive au début du ixe siècles. L’apport de l’archéologie. Directeur : J. Burnouf. Date de soutenance prévue : in 2013. 89 I. Les pratiques funéraires : indices du statut des défunts Bibliographie : Brugmann B. (1997) – Britons, Angles, Saxons, Jutes, and Franks, dans K. Parfit et B. Brugmann, he Anglo-Saxon Cemetery on Mill Hill, Chapter 5, Deal. Society Medieval Archaeology Monograph Series, 14, Leeds, p. 110-118. Brugmann B. (1999) – he role of Continental artefact-type in sixth-century Kentish chronology, dans J. Hines (éd.), he Pace of Change, p. 37-63. Brugmann B. (2003) – Glass Beads rom Early Anglo-Saxon Graves. A Study of the Provenance and Chronology of Glass Beads rom Early Anglo-Saxon Graves, Based on Visual Examination, Oxbow Books. Dickinson T. et Richardson A. (à paraître) – Early Anglo-Saxon Eastry : Archaeological Evidence for the Beginning of a District Centre in the Kingdom of Kent, Anglo-Saxon Studies in Archaeological and History, 17. Evison V. I. (1979) – Wheel-thrown potery in Anglo-Saxon graves, he Royal Archaeological Institute. Evison V. I. (1982) – Anglo-Saxon Glass Claw-beakers, Archaeologia, 107, p. 4376. Evison V. I. (1987) – Dover : Buckland Anglo-Saxon Cemetery, Historic Buildings and Monuments Commission for England, London. Fischer S., Soulat J., Fischer L., Truc M.-C. et Leman J.-P., (2008) – Les Seigneurs des Anneaux, Inscription Runique de France, Bulletin de liaison de l’AFAM, t. 1, Hors série 2, Condé-sur-Noireau. Haith C. (2006) – Démêler l’écheveau : les inluences culturelles dans le Kent des premiers Anglo-Saxons, dans X. Delestre, M. Kazanski et P. Perin (éds.), De l’âge du Fer au haut Moyen Âge. Archéologie funéraire, princes et élites guerrières, Actes des tables rondes de Longroy 1998-1999, Mémoires de l’AFAM, t. XV, p. 79-85. Hawkes S. C. (1969) – Early Anglo-Saxon Kent, he Archaeological Journal, 126, p. 186-192. Hawkes S. C. (1979) – Eastry in Anglo-Saxon Kent : its Importance and a NewlyFound Grave, dans P. Rhatz, T. Dickinson et L. Wats (éds.), Anglo-Saxon Studies in Archaeology and History, 1, British Archaeological Reports, British Series 72, Oxford, p. 81-119. Hawkes S. C. (1982 a) – Le royaume du Kent et ses relations mérovingiennes, du ve au viie siècle, Bulletin de liaison de l’AFAM, 6, p. 42-49. 90 La présence d’un mobilier funéraire de type mérovingien dans le Kent au vie siècle Hawkes S. C. (1982 b) – Anglo-Saxon Kent c. 425-725, Archaeology in Kent to AD 1500, CBA Research Report 47, p. 64-78. Hawkes S. C. (2000) – he Anglo-Saxon Cemetery at Bifrons, in the Parish of Patrixbourne, East Kent, Anglo-Saxon Studies in Archaeology and History, 11, p. 1-93. Hawkes S. C. et Grainger G. (2006) – he Anglo-Saxon Cemetery at Finglesham, Kent, Oxford. Legoux R., Perin P. et Vallet F. (2006) – Chronologie normalisée du mobilier funéraire mérovingien entre Manche et Lorraine, Bulletin de liaison de l’AFAM, horssérie. Marzinzik S. (2003) – Early Anglo-Saxon Belt Buckles (late 5th to early 8th centuries AD). heir Classiication and Context, British Archaeological Reports, British Series 357, Oxford. Parfit K. et Brugmann B. (1997) – he Anglo-Saxon Cemetery on Mill Hill, Deal, Kent, he Society for Medieval Archaeology Monograph Series 14, Leeds. Parfit K. et Anderson, T. (2012) – Buckland Anglo-Saxon Cemetery, Dover : Excavations 1994. he Archaeology of Canterbury New Series, Canterbury. Vol. VI. Perkins D. R. J. (1991) – he Jutish Cemetery at Sarre revisited : A Rescue Evolution, Archaeology Cantania, 109, p. 139-167. Richardson A. (2005) – he Anglo-Saxon Cemeteries of Kent, British Archaeological Reports, British Series 391, Vol. 1 and 2, Oxford. Soulat J. (2009) – Le matériel archéologique de type saxon et anglo-saxon en Gaule mérovingienne, Mémoires de l’AFAM, t. 20, p. 228. Vallet F. (2008) – Collections mérovingiennes de Napoléon III provenant de la région de Compiègne, Comité des travaux historiques et scientiiques-CTHS. Werner J. (1970) – Zur Verbreitung frühmitelalterlicher Me-tallarbeiten (Werkstat-Wanderhandwerk-Handel Familienverbin dung), Early Medieval Studies, 1, Antikvarskt Arkiv 38, Stockholm, p. 65-81. Wood I. (1983) – he Merovingian North Sea, Alingsas, Occasional Papers on Medieval Topics, I. 91